Rapport d’enquête sur les CHSLD: le gouvernement l’a échappé, selon la coroner Kamel

MONTRÉAL — L’hécatombe survenue dans les CHSLD aurait certainement pu être amoindrie, mais la COVID-19 s’est présentée dans des milieux déjà fragiles, négligés depuis des années et qui doivent impérativement être redressés.

Dans son imposant rapport d’enquête de près de 200 pages, la coroner Géhane Kamel recommande aussi de sortir le directeur national de la santé publique (DNSP) de son cadre politique actuel, lui qui est également sous-ministre à la Santé.

L’enquête de la coroner portait sur les décès de 53 personnes survenus dans sept des CHSLD les plus touchés par la crise sanitaire, incluant le CHSLD Herron, mais ses conclusions ratissent beaucoup plus large et, sans demander explicitement une enquête publique, invitent le gouvernement Legault «à faire une rétrospective des événements par le véhicule qu’il jugera approprié».

Le gouvernement l’a échappé

«Les familles ont besoin d’entendre la vérité, même si cette vérité montre un parcours semé d’embûches, voire d’incertitudes, qu’elle fait mal et nous rappelle notre vulnérabilité face à des crises sanitaires. Comment croire que nous pourrons faire face à la prochaine crise si les acteurs de premier plan ne sont pas prêts à reconnaître où leur préparation a fait défaut?» s’interroge-t-elle sans détour.

Une telle rétrospective, écrit-elle, devra notamment porter sur «la hiérarchisation des décisions, sur l’agilité du système de santé en temps de crise, sur la compréhension et l’exécution des responsabilités au sein des ministères de la Santé, des Aînés et des Proches aidants ainsi qu’au sein des CIUSSS et CISSS.»

Car selon elle, il n’y a guère de doute: «À la lumière de l’ensemble de la preuve, je suis convaincue que les autorités qui nous gouvernent ont échappé cette portion de préparation portant sur les CHSLD.»

Séparer la santé publique du politique

Dans le cas du directeur de la santé publique, Géhane Kamel estime que ce poste et celui de sous-ministre «sont deux rôles distincts et ne sont peut-être pas compatibles». Elle souligne que «les impératifs sanitaires ne correspondent pas nécessairement aux intérêts politiques et économiques d’un gouvernement» et que de tenter de tenir compte des deux à la fois risque de placer le détenteur des deux titres en conflit. 

Le refus du docteur Horacio Arruda de suggérer le port du masque en début de pandémie illustre ce conflit potentiel, écrit-elle: «Son avis aurait-il été le même s’il n’avait pas eu à s’inquiéter d’une rupture éventuelle des stocks? J’ai tendance à croire que non. De là, à mon humble avis, le danger de porter les deux chapeaux.»

De même, elle lui reproche d’avoir avancé que les CHSLD étaient moins susceptibles d’être frappés par la COVID-19 que les hôpitaux, une opinion «qui ne reposait sur aucune évidence concrète» et qui a justifié la décision d’affecter prioritairement les ressources disponibles dans les hôpitaux au détriment des milieux de soins de longue durée.

De plus, ajoute-t-elle, la présence quotidienne du docteur Arruda en conférence de presse aux côtés du premier ministre François Legault a fini par créer un doute dans l’esprit du public. Sa toute première recommandation au gouvernement est d’ailleurs de revoir le rôle du DNSP «afin que ses fonctions soient exercées en toute indépendance et sans contrainte politique». 

Réagissant à ce propos, le ministre de la Santé, Christian Dubé, a déclaré: «Vous avez vu qu’on a déjà apporté des changements de la façon dont on gère la santé publique avec l’arrivée du docteur (Luc) Boileau, ce qui est quand même une différence très importante», une référence au fait que les conférences de presse du docteur Boileau ont été séparées de celles du gouvernement. 

«Tendre vers la déprivatisation»

La coroner recommande par ailleurs au gouvernement de transformer tous les CHSLD privés non conventionnés en CHSLD conventionnés. Sans le recommander, elle va même plus loin en suggérant de «tendre vers la déprivatisation du système, car monnayer la lourde perte d’autonomie de nos aînés peut conduire à une exploitation mercantile de leurs conditions de vie». 

Comme tellement d’experts et d’auteurs de rapports avant elle, Me Kamel invite Québec à investir davantage dans les soins à domicile, où les aînés auraient été moins exposés au virus.

Quant aux CHSLD, elle souligne avec justesse que le manque criant de main-d’œuvre ne date pas de la crise sanitaire, mais qu’il est plutôt «la résultante de mesures non pérennes liées à des considérations budgétaires historiques». Elle décrie également le fait d’avoir affecté du personnel à plusieurs sites, ce qui a «grandement contribué à la propagation du virus».

Géhane Kamel recommande aussi de rehausser les ratios de personnel et le nombre de gestionnaires, de rénover les milieux en tenant compte des besoins en situation d’éclosion et d’offrir des chambres individuelles à tous les résidants.

Une flèche à Gaétan Barrette

Elle écorche au passage la loi 10 de l’ex-ministre Gaétan Barrette qui a fusionné 182 entités administratives en 34 mégastructures et éliminé 1300 postes de cadres: «Cette réforme a eu notamment pour conséquence de diminuer la capacité décisionnelle terrain, et les effets se sont fait ressentir en CHSLD.» 

Me Kamel suggère également de revoir entièrement le plan de délestage en temps de pandémie, affirmant que l’on ne peut «se contenter de bouger le personnel sur un échiquier sans en comprendre les conséquences». 

Elle souligne l’existence, depuis 2006, du Plan québécois de lutte à une pandémie d’influenza, qu’elle qualifie de «plan phare», mais qui, «malheureusement, a été complètement occulté pour les CHSLD (…)». Elle qualifie de troublant le fait qu’«une ministre et un des sous ministres admettent ne pas connaître le plan».

Ramener les proches aidants

Concernant les proches aidants, elle recommande l’adoption d’une «politique inclusive». Son constat à ce sujet est particulièrement dur: «Il n’y a aucun doute dans mon esprit que la présence d’un proche aidant aurait eu comme effet bénéfique de donner une chance de survie à certains aînés.»

En abordant le témoignage de la ministre des Aînés et des Proches aidants, Marguerite Blais, Géhane Kamel souligne que celle-ci a affirmé que les CHSLD étaient restés sous le radar longtemps «parce qu’ils avaient l’habitude de faire face aux éclosions et de les contenir». Me Kamel rejette cette affirmation: «Cette vision était en fait une fabrication de l’esprit», écrit-elle, soulignant que cette impression n’est vraie que pour de simples éclosions au potentiel limité.

La coroner est particulièrement sévère envers la présidente-directrice générale du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, Lynne McVey, qui avait reproché à la propriétaire du CHSLD Herron d’avoir fait transférer des résidants à l’hôpital alors que les deux parties «étaient bien au courant de l’impossibilité pour le CHSLD d’assumer les soins de base». Selon elle, il fallait au contraire encourager ces transferts: «Il était pour le moins disgracieux de blâmer le CHSLD pour avoir transféré des résidants alors même que dans l’urgence, ce geste était le plus sensé si l’on voulait que ces résidants aient une chance de s’en sortir.»

Ayant constaté au cours de son enquête, par exemple, que les employés du CHSLD Herron «n’étaient visiblement pas prêts à faire face à la pandémie», elle recommande au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) de rehausser les formations. Ses recommandations comprennent également et sans surprise de stocker des équipements de protection, d’assurer une plus grande imputabilité des gestionnaires de CIUSSS et de CISSS, de déterminer des normes minimales de soins et de s’assurer que tous les CHSLD aient l’équipement minimal pour les offrir, entre autres.

Certaines recommandations visent aussi les CISSS et les CIUSSS, mais sans en faire une recommandation formelle, elle écrit que ce que certains appellent «le Mammouth de la santé» requiert un exercice complexe qui ne peut reposer que sur les seuls élus: «Nous avons tout intérêt à revoir l’agilité et la performance de notre système.»

Des médecins sur la sellette

Sa dernière recommandation risque d’entraîner de lourdes conséquences pour certains médecins, dont elle s’explique mal le refus d’intervenir dans certains des CHSLD les plus gravement affectés autrement que par téléphone. Elle demande ainsi au Collège des médecins de revoir «les pratiques médicales individuelles des médecins traitants des CHSLD Herron, des Moulins et Sainte-Dorothée, notamment quant à leur décision de poursuivre les soins en téléconsultation malgré le besoin de soutien et le très grand nombre de décès.»

«Il est difficilement concevable que des décisions de vie ou de mort aient pu être prises sur la foi d’un relais téléphonique uniquement. Nous avons observé qu’à plusieurs reprises, la décision d’amorcer la sédation palliative en continu s’est prise après un appel au médecin sur la base de quelques paramètres de signes vitaux. (…) Pour un coroner, que de nombreux résidants soient décédés sans avoir eu droit à une visite d’un médecin durant leur ultime maladie est non seulement triste, mais inquiétant.»