Taxe sur le numérique: Ottawa veut se donner de la «flexibilité» face aux Américains

OTTAWA — Le gouvernement de Justin Trudeau a évité d’inscrire dans le document de mise en œuvre de son énoncé économique la date butoir de janvier 2024 pour commencer à imposer les géants du numérique, et ce, dans une volonté de ne pas froisser les Américains, indique une source gouvernementale.

Cette échéance du début de l’an prochain est pourtant mentionnée publiquement depuis des mois par la ministre des Finances, Chrystia Freeland.

Celle qui est aussi vice-première ministre a déposé mardi la motion de voies et moyens qui inclut des changements législatifs proposés pour implanter des mesures clés de l’énoncé économique présenté la semaine dernière.

Une fois cette motion adoptée, les libéraux pourront déposer un projet de loi reprenant les mêmes éléments, y compris des dispositions concernant une éventuelle Loi sur la taxe des services numériques.

Cette dernière pièce législative est promise par les libéraux depuis des années. Elle est présentée comme une façon de forcer les entreprises du numérique établies à l’étranger qui bénéficient de revenus au Canada de faire leur part en les soumettant à une taxe de 3 %.

Questionnée sur le fait que l’échéance de janvier 2024 ne se retrouve pas dans le document de plus de 500 pages qu’elle a présenté mardi, Mme Freeland a affirmé en point de presse que «la position (du) gouvernement est inchangée».

Des négociations ont cours, sur la scène internationale, avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ainsi que les pays du G20 sur la mise en place d’un cadre multinational appelé, dans le jargon, le «pilier un».

Ottawa pourrait toutefois décider d’aller de l’avant de son propre chef, comme Mme Freeland l’a déjà suggéré.

«La position de notre gouvernement a toujours été (…) que nous avons une préférence pour un accord multilatéral», a dit mardi la ministre. Elle a ajouté, du même souffle, que si les choses ne bougent pas comme prévu d’ici la fin de l’année, «le Canada n’aura d’autre choix que de présenter sa propre taxe sur les services numériques».

«Flexibilité additionnelle» face aux États-Unis

Une source gouvernementale bien au fait de ce dossier a affirmé qu’il ne faut pas voir «un recul» dans l’absence d’échéance inscrite noir sur blanc dans la motion de voies et moyens, assurant que la «volonté d’aller de l’avant rapidement» demeure.

Cette source s’exprimait sous le couvert de l’anonymat afin de parler plus librement. Elle a indiqué qu’il n’y a pas de mention de date afin d’ajouter une «flexibilité additionnelle» dans les discussions du Canada avec les États-Unis, voire d’éviter certaines répercussions qui pourraient être imposées par l’administration de Joe Biden.

De son côté, Mme Freeland a déclaré que «rien ne retient» Ottawa d’aller de l’avant unilatéralement, sans l’assentiment préalable du Congrès américain.

«C’est vraiment une question d’équité», a-t-elle lancé. Elle a souligné que plusieurs gouvernements ailleurs dans le monde collectent déjà une taxe sur les services numériques dans leur propre juridiction.

«Cette taxe (…) aide à faire des investissements essentiels dans leurs pays et ce n’est tout simplement pas juste pour les Canadiens d’être privés de ces revenus», a poursuivi la ministre.

Sa collègue députée Sophie Chatel, qui a travaillé auprès de l’OCDE, a renchéri en entrevue en affirmant que «chaque année» qui passe sans imposition équivaut à des «revenus qui sont perdus».

Elle a relevé que l’OCDE a repoussé l’échéancier d’entrée en vigueur du «pilier un» à plusieurs reprises.

«Pendant ce temps-là, les pays comme le Royaume-Uni, la France, l’Italie, l’Espagne, l’Autriche, la Turquie prélèvent les revenus de l’économie numérique, mais pas le Canada», a résumé l’ancienne fiscaliste.

Les Américains ont été «raisonnables»

L’élue libérale de la circonscription de Pontiac a expliqué que l’intention est d’aller de l’avant dans l’«intérim» avec une loi canadienne, c’est-à-dire en attendant la venue d’une «convention multilatérale» de l’OCDE visant à répondre aux réalités de plus d’une centaine de pays.

«C’est vraiment clair que le désir est d’arriver avec une entente multilatérale à laquelle les joueurs clés comme les États-Unis sont partie intégrante de la solution pour ramener l’intégrité de notre système fiscal international. C’est l’idéal.»

Quant aux préoccupations de certains que l’administration de Joe Biden pourrait sanctionner le Canada en raison de son éventuelle Loi sur les services numériques, Mme Chatel tempère en apportant des nuances.

Face à d’autres pays qui sont allés de l’avant, elle a soutenu que les États-Unis ont jugé que la mesure était «sanctionnable», mais ont décidé de mettre sur la glace toute sanction «jusqu’à temps que nous mettions en œuvre les piliers 1 et 2 de la réforme de la fiscalité internationale».

«Donc je pense que ça été quand même une approche raisonnable des États-Unis, puis j’espère que les Canadiens n’auront pas un traitement différent (des) autres pays», a conclu Mme Chatel.

Lors d’une séance d’information technique destinée aux médias, des responsables du gouvernement du Canada ont signalé qu’il n’est pas nouveau qu’aucune date ne figure dans des éléments de la proposition législative canadienne. On a fait valoir qu’il reviendra au conseil des ministres, au moyen de l’adoption d’un décret, de fixer la date d’entrée en vigueur de l’éventuelle loi.

Crédits d’impôt, exemption de TPS

La motion présentée mardi par Mme Freeland devait être adoptée avant que le projet de loi incluant les dispositions qui y sont inscrites puisse être déposé par les libéraux. L’éventail de mesures promises ne pourra ensuite se concrétiser qu’une fois la sanction royale obtenue.

Outre les dispositions de taxation des services numériques, on retrouve d’autres mesures promises dans l’énoncé économique, comme un congé de maladie en cas de fausse couche et un retrait de la TPS sur les soins de psychothérapie.

On retrouve aussi des propositions de modifications à la Loi sur la concurrence. Par le passé, les libéraux ont mis de l’avant une telle modernisation comme une façon de stabiliser l’effet de la hausse du coût de la vie chez les consommateurs, notamment à l’épicerie.

«On sait que plus de concurrence, ça se traduit par plus d’options pour les consommateurs, ce qui favorise, bien évidemment, de meilleurs prix», a soutenu mardi le ministre de l’Industrie, François-Philippe Champagne.

Le projet de loi de mise en oeuvre de l’énoncé économique, que le fédéral espère présenter formellement à la Chambre des communes mercredi, comprendra aussi des mesures pour la mise en place de crédits d’impôt pour les investissements en technologies propres. Ces incitatifs ont été annoncés de longue date par Ottawa.

Une fois devenus réalité, ces crédits d’impôt doivent être rétroactifs au 28 mars 2023. Un crédit pour le captage et le stockage de carbone doit être rendu accessible, rétroactivement à janvier 2022.